Le journalisme citoyen en RD Congo

Le journalisme citoyen en RD Congo à l’heure de la désintermédiation. Le spectre d’un monde sans journaliste et le règne de la post-vérité

(Editions Universitaires Européennes, Avril 2017)

Prof. Dr. SISI KAYAN

Lien sur le site de l'éditeur (Cliquez ici)

Voir la Couverture (Cliquez ici)

Abstract

                        En cherchant à se tailler une petite place dans le macrocosme de la mondialisation, la RD Congo, comme toute l’Afrique, peine à y trouver un rythme et une identité propres. C’est en vrai handicapé qu’elle intègre cette danse de la globalisation, en suivant à des milliers de kilomètres de distance en arrière le pas géant qu’a pris cette marche aux contours complexes. Le règne du digital est une vraie aubaine pour la communication, ne représente pas moins un danger pour certaines pratiques professionnelles à l’instar du journalisme, concept dont les rapports avec la République Démocratique du Congo – pour plusieurs raisons - ne sont pas au bon point. Le journalisme citoyen, cette appropriation de l’espace net par les citoyens dans le but d’informer sans intermédiation, consacre, au-delà de ses multiples avantages, le règne de la post-vérité. Sur une toile sans règle ni maître et où tout le monde s’improvise journaliste, une telle pratique « démocratique » voyage avec son lot d’antivaleurs. Comment le Congo Kinshasa se place-t-il face à un tel phénomène? Ce livre entend y répondre, tout en rappelant les valeurs d’un journalisme civique et les critères d’une information au service de l’homme, du bien commun et de la société.

Introduction

                        A première vue, un tel intitulé – d’une portée aussi générique qu’universelle -  semble ne pas intéresser l’Afrique et encore moins la RD Congo. On voit profiler dans l’optique d’une telle approche le thème relatif à l’utilisation de l’Internet et de nouveaux médias[1], phénomène face auquel l’Afrique s’inscrit en faux, du fait de sa quasi étrangéité à ce circuit qu’elle est appelée à gober. L’on pourrait à bon escient se demander quelle place de l’Afrique occupe dans ce grand concert de la globalisation que Zigmunt Bauman appelle « modernité liquide ». Serait-il exagéré de constater malheureusement que l’Afrique est trainée de milliers de pas en arrière, dans une course – du reste incontournable et utile – à laquelle elle ne participerait que par « mimétisme » ? On sait par ailleurs que l’utilisation de l’Internet en Afrique est réservée à une infime minorité de sa grande population.

                        Ecartelée entre ses traditions et la « civilisation », l’Afrique est loin d’intégrer le concert de la modernité caractérisé par le règne du digital. Ce règne, tout en représentant un vrai appât et un leurre pour le continent noir, pourrait devenir un instrument de sa marginalisation, de sa recolonisation et aussi de sa grande perte d’identité. La technologie actuelle et toutes les nouvelles techniques de l’information et de la communication sont un pas de géant dont l’Afrique n’a pas connu toutes les étapes du développement progressif et séquentiel. Arriver à Facebook, Twitter …, sans passer par le téléphone fixe avec câble, le télégramme, le fax… n’est surement pas garantissant pour une appréhension du phénomène et surtout pour une manière responsable d’y faire face. L’Africain de la globalisation est en quelque sorte « perdu », appelé à accepter les valeurs exogènes porteuses cependant d’enrichissements et d’innovations. 

                        C’est cette Afrique dont la pirogue a quitté la rive des coutumes des ancêtres en direction de la rive de la “civilisation”, rive qu’elle peine à atteindre et dont elle admire et idéalise la beauté. Ainsi la pirogue « Afrique » est restée là, ballotée au gré des vagues et en proie aux ondes de tout bord. L’Afrique que la « pauvreté » a choisie comme lieu symbolique de sa résidence a très peu à dire dans le débat qui concerne l’utilisation journalistique de l’internet. Au sommet de la hiérarchie de cette pauvreté se trouve celle anthropologique dont le jésuite camerounais Mveng s’est fait le chantre.[2]

                        C’est le cas de le dire. L’Afrique subit le progrès scientifique sans y participer activement. Ainsi l’Internet, malgré sa multitude d’avantages, lui plombe sur la tête dans la ligne des autres poids de l’histoire qu’elle a eu à subir. Cet instrument de la modernisation accentue le déphasage du continent noir qui pour certains est « mal parti », pour d'autre « le damné de l’histoire ». Le rapport Internet-Afrique est aussi ambivalent que conflictuel.[3]

                        La situation particulière de l’Afrique face à l’Internet empire l’aspect négatif de son utilisation dans un environnement qui en ignore souvent les règles. Nous le dirons mieux, c’est en handicapé que l’Africain de l’Afrique risque d’entrer dans la danse de la mondialisation par le « net ».

                        Dans ce contexte africain et plus spécialement dans le contexte congolais, le concept de « journalisme » lui-même mérite d’être rattaché au concept d’élite. En effet, pour plusieurs raisons, une toute petite portion de la population a accès à l’information journalistique. C’est même en réalité le fait d’une élite et de grandes cités. En République Démocratique par exemple, le journalisme traditionnel se pratique dans la capitale avec par ailleurs un tirage très faible. C’est à peine que l’on peut répertorier des titres de journaux dans les chefs-lieux des provinces.

                        Notre observation porte sur un phénomène qui fait partie de ce qu’il sied d’appeler « développement de prestige », qui ignore l’assouvissement des besoins élémentaires pour offrir à une toute petite masse des populations des instruments modernes dont l’usage mérite une attention particulière dans le contexte et l’environnement sociopolitiques actuels. L’Internet fait donc partie de la longue chaine des éléments de la modernité qui ont fait faire aux populations africaines un saut de prestige.

                        On reconnait aux chercheurs africains le mérite de vouloir explorer souvent dans le passé pour trouver les racines d’une civilisation culturellement originale. Ce retour fréquent et constant vers le passé n’exclut pas pourtant de prospecter un futur qui pointe sur des horizons, un futur sur lequel une réflexion s'impose, tant que le monde avance et que l’Afrique est embarquée, bon gré mal gré, dans cette course. La spécificité de ce temps que nous vivons, avec à son centre la révolution de l'Internet, est que l'Afrique y est et qu'elle peut effectivement y participer sans être simple spectatrice.

                        Quoi qu'il en soit, l’Internet reste un très grand bien aux avantages incalculables et qui peut vraiment donner un coup de pouce à l’Afrique dans l’optique de son développement à l’Occidental. Sans en être maitresse ni contrôleuse, l’Afrique peut s’insérer à cette étape du parcours de l’histoire en se taillant sa vraie place et en se donnant un rôle dans cette grande messe de la globalisation ou de la mondialisation.

                        Notre étude part de ce postulat avant de présenter un cadre professionnel et éthique à même de dédouaner le journalisme citoyen de sa dérive actuelle et lui faire retrouver une identité réellement démocratique d'un service public pour le bien de la société et de la personne humaine. En dénonçant les dérapages du journalisme citoyen participatif et de la communication sur la toile, nous optons pour une vraie interaction constructive entre les journalistes professionnels et les citoyens destinataires ou bénéficiaires de l’information. Une telle collaboration, basée sur l’exercice des vertus intellectuelles et des vertus éthiques des uns et des autres pourra d’une part sauver le professionnalisme du métier de journaliste et d’autre part rendre efficace le rôle du citoyen. Servir la société et poursuivre le bien commun signifie en fait la passion pour la vérité, la justice, la liberté, la dignité de la personne humaine, la solidarité, la fraternité.

                        L’application au contexte congolais d’un tel panorama fera prévaloir l’exigence d’une formation adéquate tout aussi bien pour les professionnels de l’information que pour les rares utilisateurs du service net. Bien entendu, au Congo, où l'accès à l'information en général est déjà très difficile, seulement moins de 3% de la population a accès à l’Internet.

                        L’explosion des sites et des blogs, tout comme des comptes sur les médias sociaux des congolais de Kinshasa – pour la plupart à partir de l’étranger où ils résident – impose une réflexion appropriée sur ce phénomène. Car, il faut le dire, une telle explosion, commencée timidement vers les années 2009 et accentué au fil des années, coïncide avec un certain « combat » politique contre le régime en place. Le ton dur, la haine, propagation de la rumeur et des mensonges, les atteintes à la dignité de la personne, la corruption, le manque des moyens financiers, le clientélisme politique, la partialité, l’accès numériquement faible, le manque du sens critique... sont autant d'éléments qui mettent à dure épreuve l'exercice d'un vrai journalisme au Congo Kinshasa. S’il est vrai que la communication sur les nouveaux médias ou le journalisme citoyen dans sa forme défigurée est un véhicule de beaucoup d’éléments qui pèchent contre les principes et les normes d’une humanité intelligente et civilisée, dans le contexte congolais, en plus de cette dérive, il s’agit d’un vrai boulevard de la désinformation, de la post-vérité et de la rumeur, où la vérité signifie souvent multiplication de l’erreur ou de la fausseté. Répété plusieurs fois, par plusieurs personnes et sur plusieurs canaux, la fake news se revêt d’une étoffe de vérité.

                        Comment se positionne l’Afrique et en particulier la RDC dans ce débat ? Quelle expérience la République Démocratique du Congo fait du journalisme citoyen ? Quel rôle jouera très bientôt l’utilisation de l’Internet pour les systèmes démocratiques africains ? L’Internet est-il est un outil d’intégration ou de discrimination qui creuse davantage le fossé en instituant un monde à deux vitesses ? Autant de questions qui peuvent intéresser une recherche dans ce domaine. Notre étude exploite certains aspects de ce questionnement desquels nous tenterons de donner corps à notre texte.

                        Cette analyse ne s’intéresse pas à toute la communication online (même si de temps en temps on pourrait y retrouver des allusions), mais elle prend comme cible l’information diffusée ou transmise par des sites internet, des blogs et des médias sociaux de la RD Congo. En partant du constat offert par plusieurs réflexions au niveau mondial sur ce qu’il convient d’appeler la fin de l’intermédiation dans le processus de communication ou la réappropriation de l’espace communicatif par les citoyens[4], notre intention est d’appliquer toutes ces théorisations au panorama médiatique congolais online. Tout en faisant passer l’exercice des ces médias online au crible des exigences d'un bon journalisme défini comme service social, nous dénoncerons implicitement ou explicitement les dérives observées, avant de proposer, en termes de conseils, quelques mesures de recadrage.           

                        Certains concepts liés au journalisme s’invitent naturellement dans le débat sur le journalisme citoyen en République Démocratique du Congo dans sa configuration actuelle. Il s’agit notamment des notions telles que l’objectivité, la neutralité-impartialité, la vérité, la vraisemblance, la post-vérité et la rumeur. Si notre but est d’évaluer un phénomène à la mode et dont les conséquences sont visiblement néfastes pour la profession journalistique en général, il nous faudra remonter à la finalité-même du journalisme comme service public pour fonder les bases d'un exercice professionnel, fût-il citoyen et en ligne.

                        Dans un premier temps, nous définirons ce phénomène en remontant à ses origines. Dans un second temps, nous l'observerons et l'analyserons  dans le contexte particulier de la RD Congo. Un contexte dominé par une sorte de turbulence du climat politique aux conséquences socio-économiques évidentes et où les rapports entre journalisme et citoyen ne sont pas au très bon point. Dans le cadre de ce journalisme pratiqué en ligne, la difficulté d'accès à l'internet et aux nouvelles technologies de l'information ou de la communication, ne favorisant évidemment pas la participation des citoyens au processus informationnel, redimensionne assez bien l'entendement du concept-même de journalisme citoyen.

                       Conclusion

                       En cherchant de se tailler une petite place dans le macrocosme de la mondialisation, la RD Congo, comme toute l’Afrique, peine à y retrouver un rythme et une identité propres. C’est en vrai handicapé qu’elle intègre cette danse de la globalité, en suivant à des milliers de kilomètres de distance en arrière le pas géant qu’a pris cette marche aux contours complexes. Le règne du digital est une vraie aubaine pour la communication et pour le journalisme en particulier. Cependant, la facilité d’accès et de publication qu’il offre influe sur certaines pratiques professionnelles en l’occurrence le journalisme, concept dont les rapports avec la République Démocratique du Congo – pour plusieurs raisons - ne sont pas au bon point.

                        L’appropriation de l’espace net dans le but d’informer sans intermédiation, qui nait de la méfiance envers les structures traditionnelles d’information, a vu naitre le « journalisme citoyen », une sorte d’expression démocratique caractérisée par la participation des citoyens comme sujets actifs du processus informationnel. C’est sans compter avec de multiples dérapages et des dérives que le phénomène se répand au point de menacer sérieusement la profession journalistique, en brandissant même le sceptre de sa fin. « Tous sont journalistes » ou du moins veulent l’être. On se retrouve devant une autoroute de la désinformation et de la post-vérité, comme conséquence immédiate de la fin de l’intermédiation règlementée. 

                        Comment le Congo Kinshasa se situe-t-il par rapport à cette nouveauté ? C'est à cette question que nous avons voulu répondre. En énonçant les principes et les valeurs d’un vrai journalisme, nous avons voulu recadrer les dérives de cette pratique qui dans le contexte congolais n’est pas à proprement parler un « journalisme citoyen », même si on lui attribuerait volontiers l’épithète « patriotique ». La très faible participation des citoyens au processus de l'information enlève au journalisme l'épithète « citoyen », même si l'activisme de certains patriotes (dont la plupart en dehors du pays) publie sur Internet  des informations d'intérêt national, surtout de substance politique. 

                        Nous avons proposé certains critères de référence d’un journalisme effectivement citoyen se déclinant comme service public, social et humain. Nous avons en outre rappelé des valeurs et principes citoyens d’un journalisme responsable, mieux élaboré et structuré, bien plus spécifique et différent de la simple communication online.

                        Passée à l’examen de ces critères et valeurs, la pratique journalistique en RD Congo accuse beaucoup de failles tout aussi bien dans sa version traditionnelle que dans sa version online. Avec un faible accès à l’information (à la source), les citoyens ne sont informés que par le canal de la radio trottoir. Ainsi le flux de la rumeur se répand aisément au milieu d’une population dont le sens critique est encore à former. Le travail de la presse lui-même bute à plusieurs obstacles, allant du régime réglementaire et légal à la qualité des journalistes, en passant par le manque des moyens financiers. Le passage à l’Internet, en instaurant un style « désintermédié » et une communication en temps réel, ouvre la voie à de nouveaux problèmes de cette presse déjà fragile. Professionnels et amateurs se confondent sur la toile, au point qu’un esprit avisé se demanderait avec raison : qui est vrai journaliste et qui ne l’est pas.

                        Quand bien même les lois pourraient être claires pour un exercice de la profession journalistique minimalement démocratique, il faudra encore que les protagonistes de cette pratique soient bien préparés, dans l’esprit du « credo du journaliste », aux exigences d’un métier qui est somme toute un vrai service public et donc citoyen. Aider le peuple à se former une opinion certaine sur les questions de l’actualité de manière à orienter son action et ses décisions d’engagement, est le premier effort auquel doit tendre le journalisme congolais, soit-il online ou non. Il y a besoin réel de tout un programme d’éducation civique et citoyen aux médias, pour que le peuple se sente partie prenante du processus informatif, avant de s’improviser journaliste autoproclamé sans pour autant faire preuve des aptitudes intellectuelles et des valeurs éthiques requises pour un tel travail. L’occasion est propice de penser, en fonction du futur, à une telle éducation, maintenant que la pénétration de l’Internet est encore très faible.

                        Faute d’une prise de conscience sérieuse de la part des uns et des autres, et surtout au vu de l’expérience des contextes où l’Internet, malgré ses innombrables avantages, laisse des victimes à son passage, la nouveauté de la communication online fera plus de mal que de bien au citoyen congolais. L’Etat doit mettre sur pied des lois et donner des orientations claires en ce qui concerne l’utilisation des médias sociaux et des sites (blogs) de manière que la dignité de la personne, sa vie privée, la pudeur, la vérité, l’objectivité, l’honnêteté, la solidarité, la fraternité… soient préservées. Les professionnels des médias doivent de leur côté, prendre au sérieux leur travail, et faire preuve d’un professionnalisme strict, de sorte que l’amateurisme des journalistes improvisés soit mis à nu. Ceci suppose une très bonne formation, mais aussi de bonnes conditions de travail. Les citoyens doivent s’approprier leur droit à être informés et l’utiliser de manière à jouer un rôle actif dans la marche de la société.

                        S’il y a un devoir à donner à notre peuple à la fin de ces pages, c’est bien l’exercice à l’esprit critique pour briser la chaine ou la courroie de transmission de la rumeur et de la post-vérité.


[1] Clement Robin, Maxime  Bourdier, « Qui sont ces nouveaux médias sur la Toile ? », Journalismes.info (2012)[http://www.journalismes.info], consulté le 12.12.2016

[2] Voir Engelbert Mveng, l'Afrique dans l'Eglise. Parole d'un croyant, L'harmattan, Paris, 1985, p. 207.

[3] Face à une opinion assez répandue qui considère l'arrivée de l'Internet comme une chance pour le développement de l'Afrique, nous préférons afficher une prudence et un doute. Voir aussi  Gado Alzouma, « Téléphone mobile, Internet et développement : l’Afrique dans la société de l’information ? », tic&société 2/2 (2008, mis en ligne le 05 mai 2009), [http://ticetsociete.revues.org/488], consulté le 30 septembre 2016.

[4] Arnaud Mercier et Nathalie Pignard-Cheynel, « Mutations du journalisme à l’ère du numérique : un état des travaux », Revue française des sciences de l’information et de la communication 5 (17 Juillet 2014), [http://rfsic.revues.org/1097 ; DOI : 10.4000/rfsic.1097]. On trouve ici un vrai inventaire des études sur ce sujet.

Date de dernière mise à jour : 05/03/2018