Aide aux pauvres
LA FACE DU PAUVRE DANS LE PROCESSUS D'AIDE
Extrait du livre:
SISI KAYAN, La "politesse-charité" dans la régulation de l'interaction Occident-Autres cultures. La gestion des faces dans l'accueil des autres cultures en Occident et dans l'aide aux pauvres, Edilivre, Saint Dénys 2015.
Nous partirions de deux exemples : Le premier est celui d’un enfant pauvre (orphelin) qui, ayant vu ses photos sur des journaux, s’est exclamé : « Mon seul souhait, c’est d’être considéré comme un être humain ».[1] Cet exemple élucide à lui seul le contenu de notre intitulé. La honte que vit cet enfant est une perte de face que lui inflige le travail des médias. Peut-être que ceux-ci sont animés de très bonnes intentions, celles de susciter par exemple la compassion et donc mobiliser des bienfaiteurs en faveur des pauvres. Mais cette charité qui les poussent à s’engager ignore un autre aspect important : la face, l’honneur, la dignité de cet enfant pauvre.
Le deuxième exemple concerne une photographie[2] d’un enfant soudanais squelettique et affamé qui se traîne difficilement vers le centre d’approvisionnement, avec un vautour derrière lui. Cette photo valut au Sud Africain Kevin Carter (son auteur) le prix Pulitzer en 1994. Mais au même moment elle a récolté beaucoup de critiques acerbes quant à l’éthique photographique en pareille situation. « L’homme qui n’ajuste son objectif que pour cadrer au mieux la souffrance n’est peut-être aussi qu’un prédateur, un vautour de plus sur les lieux »[3], pouvait-on entendre réagir. Beaucoup se sont demandés pourquoi Carter n’a pas aidé l’enfant au lieu de s’arrêter à le photographier. Fortement contrarié dans sa conscience, Kevin Carter a fini par se suicider 20 ans après cette photographie.
Aujourd’hui, il est facile de remarquer que les initiatives d’aide aux pauvres pleuvent de partout. Beaucoup d’associations naissent dans le but de porter secours aux plus démunis et aux plus vulnérables. C’est vrai. En 1986 par exemple, les pays riches ont déversé aux pays pauvres près de 5 milliards de dollars américains. Plus de 10.000 volontaires européens (occidentaux) bénévoles sont engagés dans plus de 100 pays pauvres. Partout le nombre des ONG (Organisations Non Gouvernementales) ne cesse de croître. L’intérêt des organismes multilatéraux va aussi croissant.[4] Les chaînes de télévision en Occident sont remplies de programmes de fundraising avec numéro vert pour contribuer à telle ou telle autre initiative en faveur des pauvres. On sait aussi palper du doigt la générosité et l’esprit de solidarité qui animent les personnes qui répondent favorablement à toutes ces initiatives. De telles campagnes connaissent en général un succès fou. On y récolte beaucoup d’argent. Il y a par ailleurs beaucoup de personnes qui vont vers les pays pauvres pour y dédier leur vie, leurs efforts. Beaucoup d’autres interviennent à distance avec des initiatives de tout genre. La solidarité est de nos jours un fait vrai et vérifiable. On parlerait volontiers d’une mondialisation de la solidarité.
A un autre niveau, l’aide suscite des interrogations. Sous une autre forme, l’aide systématique et structurelle fait parler d’elle. Les travaux des organisations internationales à l’instar de la Banque Mondiale, du Fonds Monétaire International, des ONG… est exposé à des critiques acerbes. Il y a beaucoup de voix qui s’élèvent pour critiquer la dérive d’un tel processus. Parmi celles-ci, la plupart sont les voix des personnes qui ont d’abord travaillé dans ces mêmes organisations. Le jugement à l’encontre des travaux des organisations humanitaires n’est pas souvent tendre.
Par son livre Bussiness charity ou le tam-tam de la philanthropie[1], livre dont le titre suggère nettement un accent critique, Bernard Kouchner rend compte de la dimension « affaire » qui se cache derrière l’aide humanitaire. Sylvie Brunel, ancienne directrice de l’ACF (Action contre la Faim), dit quant à elle: « Les ONG dépensent elles-mêmes une part significative de leur budget en frais de représentation, de publicité et de participation aux conférences mondiales…
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Les différentes traductions du livre de l’économiste Dambisa Moyo soulèvent aussi la question complexe de l’efficacité de l’aide aux pauvres : Aide fatale en français, La carità che uccide (La charité qui tue) en italien, The dead aid (l’aide morte) en anglais. Chaque langue rend une nuance d’une même vérité : l’aide ne marche pas comme celle devrait marcher. Dambisa parle de ravage d’une aide inutile et propose des pistes de solution pour une meilleure coopération entre le Nord et le Sud. En rejetant l’aide comme moyen d’aider les pays pauvres à émerger, Dambisa prône l’échange commercial comme alternative à l’aide pour sortir de la pauvreté et du sous-développement.
Par ailleurs, même involontairement, l’aide ne garantit pas toujours la dignité de la personne aidée (du pauvre), soit par le fait que la face du pauvre est menacée de plusieurs manières, soit par le fait que l’aide crée souvent la dépendance et pousse les pauvres à vivre avec une main tendue. S’il est vrai que la pauvreté est elle-même un phénomène humiliant, combien plus il en sera de l’aide si celle-ci ignore la politesse (et dans notre cas la « politesse-charité ») et ne tient pas compte de la centralité de la personne humaine ?
C’est sans doute en s’érigeant contre une conception humiliante de l’aide que Gandhi disait : « Laissez les pauvres tranquilles ! Les pauvres savent fort bien se débrouiller sans vous, à condition que vous les laissiez tranquilles. Les pauvres sont généralement les mieux placés pour identifier et proposer des solutions à leurs propres problèmes, et qu’ils sont évidemment assez intelligents pour demander au moment opportun un avis aux personnes en qui ils ont confiance ».[1]
Les médias sont aussi visés par ces critiques acerbes contre l’aide aux pauvres. Soit par le fait de trop publiciser l’aide qui se fait de manière ostentatoire, en sonnant de la trompette (c’est le sens du sous titre du livre de Bernard Kouchner, Le tam-tam de la philanthropie), soit par le fait de porter atteinte aux faces des pauvres par leur manière de parler du pauvre et par les images du pauvre qu’ils exposent (surtout dans les campagnes de sensibilisation).
[1] Majid Rahnema, op. cit, p. 408.
[1] Voir Bernard Kouchner, Charité Business, Le Pré aux Clercs, Paris 1986.
[1] Yang Sol, « Une reporter entre deux mondes », Quart Monde, 213 (2010/1), p. 19.
[2] Voir Pauline Auzou, « Une si pesante image », Le Monde (26 Juillet 2013), http ://www.lemonde.fr/culture/article/2013/07/26/une-si-pesante-image_3454254_3246.html, consulté le 29 Juillet 2013. La photoographie a été faite en 1993.
[3] Ibidem.
[4] Voir Charles Condamines, L’aide humanitaire entre la politique et les affaires, L’Harmattan, Paris 1989, p. 9.
Date de dernière mise à jour : 14/12/2015